Etude des uniformes et des effets militaires à travers les âges, l’uniformologie constitue une « science auxiliaire » de l’Histoire ; science cependant ambiguë en cela qu’elle ne se départit guère d’une part de fantaisie.
Volonté d’identifier les uniformes des forces adverses ou simple curiosité, exaltation du patriotisme : autant de motifs qui donnèrent lieu, à la fin du XVIIIe siècle, aux premiers essais d’uniformologie raisonnée. Au demeurant, c’est aux pionniers de la discipline que cet article – premier d’une trilogie – est consacré.
Une domination germanique sans partage ?
A tout seigneur, tout honneur. Les premières productions uniformologiques sont presque exclusivement d’origine allemande. Par conséquent, c’est avec elles que nous débutons notre étude.
Nicolaus Hoffmann.

Cymbalier des Gardes Françaises du Roi (1). Planche gravée, rehaussée à la gouache par Nicolaus Hoffmann, vers 1786.
Né à Darmstadt en 1740, Nicolaus Hoffmann se forma auprès de J.-C. Seekatz. En 1775, son souverain, le Landgrave de Hesse-Darmstadt – au demeurant grand amateur d’uniformes – l’envoya à Paris. Durant trois décennies, l’artiste hessois y dessina et y grava des centaines de planches uniformologiques. Il est également vraisemblable qu’il remplit, officieusement, des fonctions diplomatiques. Il quitta la capitale française vers 1808 et décéda à Darmstadt en 1823.
Sa production est éminemment reconnaissable. La concernant, Albert Rigondeaud – dit « RIGO » – se montre dépréciatif, faisant état « d’un dessin fait en série ». Hoffmann travaillait en effet à partir de quelques planches gravées, qu’il modifiait au gré de ses besoins. Il rehaussait ensuite ses sujets – reproduits sur vélin – à l’aide de gouache et d’aquarelle. Il porta son art à sa quintessence dans sa suite des Uniformes du Sacre et du Couronnement, réalisée au plus tard au début de l’année 1806.
Essentielle pour connaître les armées de l’Ancien Régime finissant jusqu’aux débuts de l’Empire, la gigantesque production d’Hoffmann demeure pourtant fort mal connue. Une large part de son oeuvre se consuma en 1871, durant l’incendie du Cabinet des Estampes. Néanmoins, plusieurs centaines de ses planches sont actuellement conservées à la Bibliothèque Nationale de France et à la Ann S.K. Brown Library de Rhode Island.
Une myriade de « petits maîtres » et de peintres d’histoire (1800-1820).
Au début du XIXe siècle, la production de documents uniformologiques formait d’ores et déjà une tradition dans l’espace germanique ; l’exemple de Nicolaus Hoffmann en témoigne. Plus encore, nombre d’artistes se montrèrent curieux de la vie militaire et des événements la ponctuant. Pensons à Albrecht Adam ou à Ernst-Wilhelm Strassberger. Ce faisant, nous avons préféré retenir les cas de Johann-Michael Voltz et Johann-Adam Klein.

Halte de cavaliers français (2), début des années 1800. Dessin original signé de Johann-Michael Voltz.
Né en 1784 à Nördlingen, Johann-Michael Voltz fut l’élève du peintre de cour Schmidt. A son contact, il se forma au dessin et à la gravure. Durant les années 1800, il représenta de nombreuses scènes ayant trait aux guerres napoléoniennes. Voltz fit également oeuvre de caricaturiste. Songeons à son « Triomphe de l’année 1813 ». Il s’agit d’une gravure satirique d’une violence très particulière, comme seuls les Allemands en produisirent. Le dessin fait allusion à la bataille de Leipzig et à la chute prochaine de l’Empire français. En une semaine, il s’en vendit à Berlin près de 20000 exemplaires, puis des milliers d’autres dans l’Europe entière.

Französische Kriegsgefangene, gravure de Johann-Adam Klein, 1814. Cette estampe offre un bon aperçu de l’état d’habillement des armées impériales de l’Empire finissant (3).
Né à Nuremberg, Johann-Adam Klein débuta sa carrière artistique à Munich, en 1801. Quatre ans plus tard, il rejoignit l’atelier d’Ambrosius Gabler, qui lui enseigna l’art de la gravure. De 1811 à 1815, Klein étudia à Vienne et voyagea dans l’empire austro-hongrois. Accompagné de son ami Johann-Christoph Erhard, il visita également l’Italie. A son retour, il se fixa à Nuremberg, où il oeuvra de 1821 à 1839. A cette date, il partit résider à Munich et y demeura jusqu’à la fin de sa vie.
Croquer les « petits riens » du quotidien : l’oeuvre gravée de Swebach-Desfontaines.
Face à cette production pléthorique outre-Rhin, des artistes français produisirent également des planches d’une incontestable valeur documentaire. Carle Vernet et ses collaborateurs illustrèrent ainsi avec brio le Règlement d’habillement du major Bardin.

Cavalier du 1er régiment de hussards en manteau, 1812. Fac-similé par Roger Forthoffer d’une planche de Carle Vernet.
Quant aux gravures de Swebach publiées en 1806 dans l’Encyclopédie pittoresque, elles sont au nombre des tout meilleurs témoignages relatifs à la vie des camps et des bivouacs au début du XIXe siècle.

Représentation de troupes françaises en marche. Sur un charroi sommairement aménagé, ont pris place deux hussards, un tambour, une femme et son enfant.
Né en 1769 à Metz, Jacques-François Joseph Swebach se montra d’une grande précocité, exposant ses oeuvres dès l’âge de 14 ans. Il s’installa à Paris pour y être l’élève de Duplessis-Bertaux et exposa au Salon à compter de 1791. Il produisit des dessins pour la fameuse suite des Tableaux historiques de la Révolution française. De 1802 à 1813, il fut le premier peintre de la manufacture de Sèvres et démontra un intérêt tout particulier pour les représentations équestres et les scènes de la vie militaire. A partir de 1815, Swebach partit en Russie où il se mit au service de la manufacture impériale de porcelaine.
Produire des planches uniformologiques : une passion européenne ?

Alexander Zemlenutin, cosaque du régiment du Don. Gravure coloriée publiée dans le Repository of Art d’Ackermann, juillet 1813.
Si la production de planches uniformologiques fut – primitivement – une chasse gardée germanique, elle essaima dans toute l’Europe dès la fin de l’Ancien Régime. Les Britanniques – par le biais des oeuvres d’Ackermann ou de Rowlandson – mais également les Néerlandais – avec les superbes planches de Langendijk – se distinguèrent tout particulièrement.
Le temps des « manuscrits » et des grandes suites.
« Trois grands » : Otto de Bade, Weiland, Suhr.
Voici trois noms évocateurs pour tout amateur d’uniformologie. Réétudiés depuis peu, ces trois « manuscrits » présentent semblables caractéristiques. Oeuvres d’artistes amateurs, leur valeur documentaire n’en est pas moins incontestable.

Sapeur du 46ème régiment d’infanterie de ligne. Fac-similé aquarellé du Manuscrit d’Otto de Bade par Lucien Rousselot.
Acquis par Albert Dépréaux – éminent membre de la Société de la Sabretache – dans les premières années du XXe siècle, le Manuscrit d’Otto de Bade constitue l’oeuvre d’un artiste certes « amateur », mais remarquablement observateur. Il présente en outre l’intérêt de former un ensemble très cohérent. Les planches dépeignent en effet les troupes françaises et leurs alliées au cours de l’année 1807, véritable tournant de l’Empire s’il en est. Copiées au cours des années 1940 par Lucien Rousselot (4) notamment, les planches originales sont actuellement conservées au sein des très riches collections de la Ann S.K. Brown Military Collection.

Fantassin d’un régiment d’infanterie de ligne française. Planche gouachée par Carl-Friedrich Weiland, vers 1807.
Carl-Friedrich Weiland – un officier d’artillerie wurtembergeoise passé au service prussien – abandonna ses fonctions suite au désastre d’Iéna. Il se consacra alors à la réalisation d’une première suite de planches, désormais connue comme le Manuscrit de Weiland. Cette suite – publiée en 1807-1808 – se compose de 147 gravures, soigneusement coloriées et rehaussées d’or et d’argent. Weiland fit paraître une nouvelle série de planches en 1812, différant pour bon nombre de sujets de celle de parue cinq années auparavant.

Officier du 17ème régiment d’infanterie de ligne. Copie gouachée d’après le Manuscrit du Bourgeois de Hambourg.
Quant au Manuscrit du Bourgeois de Hambourg, il est – en réalité – l’oeuvre de deux frères (5), Christoph et Cornelius Suhr (ou Suhrer). La série fut gravée au cours des années 1820 et seuls 3 – peut-être 4 – exemplaires complets sont parvenus à notre connaissance. Ce « manuscrit » fut abondamment copié dès la fin du XIXe siècle, quoique l’exactitude desdites copies ait pu laisser à désirer.
Les productions de Martinet et Genty.

Chasseur à pied de la Garde Impériale. Gravure par Genty, printemps 1815. On note que cette planche n’a pas été coloriée, comme c’est pourtant l’habitude dans cette série.
Si les productions d’Aaron Martinet sont bien connues, celles de son collègue Genty le sont autrement moins. Graveur et marchand d’estampes sis au 14, rue Saint-Jacques à Paris, Jean Genty publia, au printemps 1815, 22 planches formant une suite – très fiable – dépeignant les uniformes de la dernière armée de Napoléon. Les Bourbons de nouveau restaurés, notre homme consacra une série – toute aussi documentée – aux armées coalisées occupant la capitale française.
Le mystérieux « Manuscrit d’El Guil ».

Sous-officier d’une compagnie de grenadiers du 15ème régiment d’infanterie de ligne, Espagne, 1808-1809 (6). Aquarelle d’Henri Boisselier d’après le Manuscrit d’El Guil.
S’il est un « manuscrit » qui fasse débat parmi les uniformologues, c’est assurément celui dit « d’El Guil ». Son origine est nimbée de mystères. Ernest Fort, qui l’eut en sa possession et en publia l’une des premières copies, affirma que ledit manuscrit était l’oeuvre d’un moine espagnol, assertion invérifiable. Tout comme le Manuscrit du Bourgeois de Hambourg, il fut copié à de nombreuses reprises, notamment par Henri Boisselier. Ce dernier travaillait à la commande pour divers commanditaires fortunés. Aussi, multiplia-t-il les variantes et – inévitablement – les erreurs d’interprétation (7).
L’authenticité du « manuscrit » continue de faire débat. Les uns y voient, au mieux, une composition, au pire, un « faux » manifeste, tandis que d’autres pointent, au contraire, la multitude de détails authentiques. Ainsi, notons que les officiers représentés dans le « manuscrit » sont armés de carabines ou de mousquetons, détail confirmé par les Mémoires des contemporains (8).
Les soldats de carte, « une armée de papier ».

Musiciens de la Garde Consulaire. « Soldats de carte », ancienne collection Henri Boisselier, 1ère moitié du XXe siècle.
Les « soldats de carte » correspondent à des représentations de soldats dessinés et peints sur du papier, et ensuite découpés et collés soigneusement sur un support de carton ou de bois, monté sur socle. C’est au XVIIIe siècle qu’apparurent pour la première fois ces petits sujets de papier, dans la capitale alsacienne, d’où le nom qui leur est donné aujourd’hui encore, quelle que soit, d’ailleurs, leur provenance.
Durant la décennie révolutionnaire, il devint courant de trouver des planches de petits soldats, telles celles du graveur Striedbeck, recommandées « pour l’instruction de la jeunesse ». On pouvait se les procurer avec tout le nécessaire pour les colorier. Les guerres de la Révolution, puis de l’Empire, amplifièrent la production. En effet, les troupes casernées dans la ville ou de passage fournissaient quantité de modèles, que les illustrateurs s’ingéniaient à reproduire avec le maximum de détails. Les « petits soldats de Strasbourg » demeurent au nombre des sources majeures pour appréhender les uniformes napoléoniens.
Notes.
(1) Les cymbales, en provenance de l’empire ottoman, étaient traditionnellement jouées par un homme de couleur. Cette tradition se perpétua d’ailleurs au sein des formations musicales militaires de l’Empire.
(2) Il s’agit très probablement de dragons, voire de cuirassiers à l’époque de leur cuirassement. La forme « archaïque » du casque, au cimier très élevé, se retrouve notamment sur des dessins contemporains de Swebach, reproduits dans son Encyclopédie Pittoresque. L’homme figuré sur la droite, revêtu d’un habit à brandebourgs, est vraisemblablement un trompette.
(3) On note tout particulièrement le port de l’uniforme au Règlement de 1812 (3ème soldat en partant de la gauche), mais également la capote de son voisin. Klein a en effet le bon goût de nous montrer une vue arrière de cet effet, dont la confection avait été réglementée depuis peu. Le fantassin appuyé sur sa canne appartient probablement à un régiment de la Jeune Garde, tandis que l’homme fumant la pipe est issu d’un régiment de cavalerie (dragons ou cuirassiers). Quant à leur gardien, il est revêtu de l’uniforme autrichien utilisé à compter de la grande réforme de 1808.
(4) C’est d’ailleurs le cas du dessin ici reproduit.
(5) Dans un de ses – nombreux – articles, « RIGO » penche pour la graphie « Suhrer ». Christoph se chargeait de la réalisation des aquarelles, tandis que Cornelius assurait la gravure des planches. En décembre 1813, lors du siège d’Hambourg, l’un des frères Suhr eut vraisemblablement des démêlés avec les autorités militaires françaises. Un rapport anonyme indique en effet : « Le Génie a fait arrêter hier un nommé Suhr qui s’amusait à dessiner un point de vue en dehors du Brokthor. J’ai pris des renseignements sur la moralité de cet homme et d’après les bons rapports qui m’ont été faits, j’ai ordonné son élargissement ».
(6) On remarque que, faute de souliers, notre homme s’est chaussé d’espadrilles.
(7) C’est, notamment, l’avis d’un correspondant anonyme de Jean Brunon, dans les années 1960. Sa lettre relative au Manuscrit, très fournie, est conservée à la bibliothèque du Musée de l’Empéri, Salon-de-Provence.
(8) Bernard Coppens rappelle en outre que des balles – à l’allure caractéristique – tirées par des carabines de Versailles ont été retrouvées en détection sur le champ de bataille de Waterloo.
Bibliographie/sitographie.
- Coppens, Bernard, Dessins de Swebach.
- Courcelle, Patrice, Les uniformes du Sacre et du Couronnement, d’après les gouaches réalisées en 1804 et 1805 par Nicolas Hoffmann, 2004.
- Dempsey, Guy.C, Napoleon’s Soldiers : The Grande Armee of 1807 as depicted in the paintings of the Otto Manuscript, 1995.
- Ibid, Napoleon’s Army 1807-1814, as depicted in the prints of Aaron Martinet, 1999.
- Ibid, « Coin de l’iconographe : Le manuscrit d’Otto », Soldats Napoléoniens, 5, 2005.
- Haussadis, Jean-Marie, « La gloire des petits soldats », Soldats Napoléoniens, 16, 2007.
- Lacaille, Frédéric, Carle Vernet – Uniformes napoléoniens, 2001.
- Malvaux, Bertrand, Martinet, les uniformes du Premier Empire – Galerie des enfants de Mars, Offrande à sa Majesté l’Impératrice et Reine, 2008.
- Martin, Yves, « La Garde Nationale parisienne à la plaine des Vertus (1) », Tradition Magazine, 210, 2004.
- Ibid, « Types de la Garde Impériale, présents au sacre du 2 décembre 1804 par Nicolas Hoffmann », Soldats Napoléoniens, 4, 2004.
- Papi, Riccardo, Eugène et Adam : Le prince et le peintre, 2012.
- Pigeard, Alain, Le manuscrit de Weiland, Tradition Magazine Hors-Série, 4, 1998.
- Pigeard, Alain, Le manuscrit du Bourgeois de Hambourg, Tradition Magazine Hors-Série, 5, 1998.