Jean-Baptiste Juvénal Corbineau, un inconnu illustre – Partie 1 (1776-1803)

J’ai été rejoint hier par la brigade Corbineau qui a franchi la Bérézina au gué à hauteur du village de Stouzienka, situé à deux lieues au-dessus de Borisov. Votre Altesse Sérénissime trouvera ci-joint le rapport de ce général. Il y a trois pieds et demi d’eau, le chemin sur cette rive est assez bon, on pourra avec des fascines le rendre praticable sur la rive droite et on trouve la route de Zembin à Borisov à moins d’une demi-lieue du point de passage (1).

C’est vraisemblablement par ce rapport du général Latrille de Lorencez, chef d’état-major du maréchal Oudinot, que le major-général Berthier apprit la découverte d’un gué sur la Bérézina par la brigade du général Jean-Baptiste Juvénal Corbineau ; la Bérézina, cette rivière dont le franchissement permettrait bientôt aux débris de la Grande Armée d’échapper à un anéantissement inéluctable par les troupes russes.

« Symbole le plus marquant de la campagne de 1812 » selon Jacques-Olivier Boudon (2), c’est également à cette découverte salvatrice ‒ néanmoins revendiquée par d’autres généraux ‒ que les amateurs d’histoire napoléonienne associent invariablement Jean-Baptiste Juvénal Corbineau. Pour autant, ce général est assurément un inconnu illustre. Remarquons en premier lieu que le récit de la découverte du gué de Studienka occupe la majeure partie des biographies qui lui ont été consacrées depuis deux siècles. Pareil choix conduit à occulter le reste de son parcours, dès lors résumé à son avancement et à ses mutations successives. De la sorte, rien ou presque n’a été écrit sur ses proches ‒ alors même que ses deux frères, Constant et Hercule, furent généraux sous l’Empire ! ‒ ou sur son expérience des combats, à une époque où la guerre connut pourtant une transformation radicale. Si l’on peut soutenir que Corbineau est un « inconnu illustre », c’est également parce que ses biographes le confondirent régulièrement ‒ cela dès 1815 ‒ avec ses frères, lui attribuant par conséquent des faits d’armes qui n’étaient pas les siens. Enfin, d’autres éditeurs choisirent tout simplement d’oblitérer le parcours de Jean-Baptiste Juvénal, tout en se penchant sur les carrières de Constant et d’Hercule.

Depuis deux décennies, les études napoléoniennes ont connu de profonds renouvellements. Elles ont profité de réflexions novatrices portant sur les questions militaires, sur les élites, mais également sur l’écriture biographique. Aussi, n’est-il plus guère envisageable d’écrire une biographie du général Corbineau au prisme de sa découverte du gué de Studienka, sur la Bérézina. En effet, sa vie ne se résume nullement à cet épisode, aussi glorieux et remarquable fut-il. Au contraire, il convient d’envisager ce moment comme l’un des multiples épisodes d’une riche et longue carrière militaire, qui, d’ailleurs, se prolongea par delà la fin de l’Empire. Pourtant, les biographies de Jean-Baptiste Juvénal Corbineau ne manquent guère. Dès 1815, plusieurs dictionnaires lui consacrèrent une notice. Sous le règne de Louis-Philippe, des revues d’histoire du Nord de la France publièrent elles aussi des articles le concernant. Pour autant, ces premières tentatives biographiques sont à manier avec précaution, pour les raisons déjà mentionnées. En 1904, François de Wissocq – un descendant du général ‒ publia anonymement Trois soldats : Constant, Juvénal et Hercule Corbineau. Si cette biographie était primitivement destinée au cercle familial, elle constitua le socle documentaire de deux études plus récentes : celle de Jean-Jacques Pattyn ‒ publiée en 1985 dans les Carnets de la Sabretache ‒ et celle de Christian Gaillot, membre des Amis de Marchiennes, une société d’histoire locale. Face au manque de contextualisation des documents utilisés au sein de ces travaux, un recours aux archives s’est révélé nécessaire. En l’absence de sources privées – exception faite d’une iconographie inédite (3) ‒ il a fallu se contenter du dossier administratif de Jean-Baptiste Juvénal, conservé au SHD de Vincennes. Réétudiés à nouveaux frais, divers documents ont notamment permis de mieux conaître les réseaux relationnels de cet officier général, mais également ses déplacements. Les archives des corps dans lesquels il a servi ont également été mises à contribution, tout autant qu’une sélection de sources secondaires. Quoique hétéroclite, ce corpus a néanmoins permis de dégager des informations essentielles sur un homme qui servit sous tous les régimes, de la Révolution à la Monarchie de Juillet.

Une jeunesse marchiennoise (1776-1789).

Le 1er août 1776, à 9h du matin, Marie-Louise-Madeleine Varlet donna naissance à son deuxième fils, Jean-Baptiste Juvénal (4). Jean-Charles, son père, était issu d’une famille originaire des Flandres maritimes. En cette année 1776, quatre ans après la naissance de Constant, son fils aîné, il venait de quitter Laval, où il œuvrait jusqu’alors tant comme intendant des biens du marquis d’Harville que comme inspecteur général des haras de la généralité de Tours. Consistant à répartir sur le territoire de ladite généralité les chevaux acquis par le roi et à choisir les inspecteurs commis par celui-ci (5), cet office lui assurait une rémunération conséquente. Son installation à Marchiennes, gros bourg du nord de la France, s’expliquait par sa nomination au poste de grand bailli général des terres et seigneuries de l’abbaye de cette localité. Ce fut également à Marchiennes qu’Hercule, son fils cadet, vit le jour en 1780.

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Acte de naissance de Jean-Baptiste Juvénal Corbineau, 1er août 1776 – Registre des baptêmes, mariages et sépultures de la commune de Marchiennes. 

Les informations sur les années de jeunesse de Jean-Baptiste Juvénal Corbineau s’avèrent parcellaires, sinon tout à fait inexistantes. Il est néanmoins assuré qu’il passa plusieurs années au séminaire. Il est probable que l’enseignement fut d’une qualité égale à l’excellence de celui prodigué à son aîné, Constant, qui fit ses études au collège des Anglais, à Douai. En effet, des rapports militaires produits sous le Consulat insistent sur ses aptitudes en langues (6). Reste que lorsque Jean-Baptiste Juvénal quitta le séminaire, la dynamique révolutionnaire venait de s’enclencher.

Préparation au métier des armes (été 1789-été 1792).

Il existe malheureusement peu de documents et encore moins de témoignages concernant cette période cruciale qui le vit non seulement « devenir révolutionnaire », mais aussi un professionnel de la guerre. Fils d’un administrateur aisé, formé, bien éduqué, le jeune homme appartenait à cette génération de 1789, portée par les idées nouvelles. Les rares documents disponibles plaident en ce sens, et tout particulièrement sa présence sur les rôles de la garde nationale marchiennoise. A l’automne 1789, lorsque son nom y figura pour la première fois, Jean-Baptiste Juvénal était tout juste âgé de 13 ans. En y servant visiblement de manière régulière par la suite, Corbineau témoignait ainsi de son adhésion, de son engagement politique, en faveur de la Révolution. Surtout, il y fit son apprentissage des armes, entouré d’hommes issus de milieux bien plus modestes que le sien. Plusieurs dictionnaires biographiques firent également état de son engagement dans un bataillon de volontaires nationaux en 1791 ou 1792, assertion démentie par les pièces conservées dans son dossier militaire (7).

Entrée dans la carrière (automne 1792-printemps 1793).

jean-baptiste-juvenal-corbineau-sous-lieutenant-au-18e-regiment-de-cavalerie-marc-morillonLes événements du printemps et de l’été 1792 donnèrent à Corbineau l’occasion de manifester avec une détermination renouvelée son enthousiasme pour la cause révolutionnaire, qu’il défendait depuis près de trois ans. En guerre avec la Prusse et l’Autriche, la France venait tout juste d’abolir la monarchie et « d’entrer en République » lorsque, le 13 octobre, Jean-Baptiste s’engagea au 18e régiment de cavalerie, ci-devant Berry-Cavalerie ; cela après s’être préalablement vieilli de deux ans et avoir vainement tenté de s’engager au 3e régiment de dragons – où servait Constant depuis le 15 décembre 1791. Notons encore que pour rendre plus crédible sa volonté de rejoindre les armées, Corbineau fournit un certificat de service dans la garde nationale de sa commune de naissance (8). Le – très ‒ jeune officier ne rejoignit finalement son unité que le 4 novembre, comme l’atteste une lettre du capitaine Augier adressée au ministre de la Guerre (9). Ce délai s’explique par des procédures administratives intentées par l’intéressé et sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement. Le 1er mars 1793, il passa avec son grade au 5e régiment de hussards, cantonnant entre Maubeuge et Givet, une place forte de première ligne. Pour prix de sa bonne conduite, Juvénal, à peine âgé de 17 ans, fut nommé lieutenant le 1er juillet.

jean-baptiste-juvenal-corbineau-officier-5e-hussards-marc-morillonSur tous les fronts avec le 5régiment de hussards (1793-1800).

Au cours de la décennie révolutionnaire, il entraîna les cavaliers du 5e régiment de hussards sur tous les fronts, aux armées du Nord (ans II et III), de Sambre-et-Meuse (an IV), du Danube (ans IV, V, VI et VII), d’Helvétie et du Rhin (ans VIII et IX). Plus encore, il se signala à plusieurs reprises pour son ardeur au combat et fut blessé en de multiples occasions. Il reçut sa première blessure à l’occasion de la bataille de Neerwinden, livrée le 20 mars 1793 et à la suite de laquelle le général Dumouriez, défait, trahit. Le 24 juin 1794, il fut, cette fois, atteint à l’épaule droite alors qu’il capturait un major hessois aux environs de Cambrai. En se précipitant parmi les premiers dans une redoute lors du combat de Bentheim (13 mars 1795), il exposa sa monture, qui fut tuée sous lui, atteinte par 4 grains de mitraille. Le 29 avril 1800, il força les piquets autrichiens défendant le village neufchâtelois de Saint-Blaise mais paya son intrépidité d’un coup de feu qui lui « a traversé la cuisse gauche obliquement de la face antérieure et supérieure » (10). Le 19 décembre de la même année, il perdit une monture au combat de Lautreck.

Des réseaux familiaux efficaces (1792-1802) ?

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Jean-Baptiste Juvénal Corbineau en habits civils durant la Révolution – Portrait miniature sur ivoire, Lemoine-Bouchard Fine Arts, DR.

Manifestement, Jean-Baptiste Juvénal se battait bien. Néanmoins, comme le nota à juste titre l’un de ses biographes, « son avancement fut lent d’abord et il n’obtint durant la période républicaine que des grades inférieurs » (11). Et de fait, il lui fallut patienter 8 ans et 5 mois pour passer du grade de lieutenant à celui de capitaine, en dépit d’une conduite irréprochable au feu. Faut-il attribuer cet état de fait à une absence de tout appui de quelque importance ? Probablement pas, puisque le jeune homme put s’appuyer, au tout début de sa carrière militaire, sur le soutien constant du général Auguste d’Harville, son parrain. Dès septembre 1792, il le sollicita afin d’obtenir une sous-lieutenance au 24e régiment d’infanterie, alors en garnison à Aire, dans le Pas-de-Calais ; le projet n’eut pas de suite. D’Harville ne put obtenir pour son neveu une sous-lieutenance au 3e régiment de dragons, mais la nomination de Jean-Baptiste Juvénal ‒ dont il loua « le patriotisme, le courage et le zèle » ‒ au 18e régiment de cavalerie est sans doute à porter à son crédit. De Reims où il tenait garnison, Corbineau s’adressa de nouveau à son protecteur le 4 décembre 1792. Affirmant « vouloir servir plus activement, vouloir voir de plus près les ennemis de la République », il lui demandait cette fois d’intercéder pour obtenir son transfert au 6e régiment de hussards (12), opérant alors à l’armée du Nord. Mobilisant son réseau de relations et en particulier le général Dumouriez, son supérieur, D’Harville obtint gain de cause, puisque Jean-Baptiste Juvénal passa effectivement au 5e régiment de hussards – ex 6e régiment de l’arme – au début du printemps 1793. Cette unité opérant à l’armée du Nord, faut-il lire dans cette affectation la volonté du jeune officier de réduire la distance le séparant de sa famille, dans un contexte de guerre ? L’absence d’autres sources ne permet de valider cette hypothèse. Reste que la trahison du général Dumouriez, survenant à la même époque, fragilisa la position de ses subordonnés, et, in fine, celle du général D’Harville. Mis en arrestation sur ordre du représentant en mission Lecointre, il fut envoyé à Paris séance tenante pour comparaître face au tribunal révolutionnaire. Défendu notamment par Camille Desmoulins et finalement acquitté, D’Harville perdit cependant l’influence dont il jouissait avant son procès. Est-ce à dire que cet événement eut une influence tangible sur la carrière de son neveu ? Il est permis de l’envisager, d’autant que Jean-Baptiste Juvénal dut ensuite attendre le début du Consulat pour bénéficier de nouveau de soutiens aussi influents. Il revint alors à Constant ‒ chef de brigade du 5e régiment de chasseurs à cheval ‒ d’intercéder en faveur de son cadet. Une supplique (13) adressée à Berthier, alors ministre de la Guerre, ouvrait en effet la voie à un « regroupement familial » au sein de cette prestigieuse unité de cavalerie légère. Au demeurant, pareil cas de figure n’est guère isolé et témoigne ‒ comme le démontre Stéphane Calvet ‒ « du maintien des clientèles militaires, que la Révolution a vainement tenté d’annihiler » (14).

jean-baptiste-juvenal-corbineau-officier-5e-chasseurs-a-cheval-marc-morillonRetrouvailles familiales au 5e régiment de chasseurs à cheval (1802-1803).

1802. Si les frères Corbineau – Constant, Jean-Baptiste Juvénal et Hercule ‒ n’étaient pas encore connus de l’armée comme « les 3 Horaces », ils servaient – pour la première fois de leur carrière ‒ au sein de la même unité, intégrée à l’armée du Hanovre commandée par le général Mortier. Tous furent élogieusement notés par l’inspecteur-général Beaumont. Ce dernier insista sur les qualités d’administrateur de Constant, sur l’éducation et l’instruction de Jean-Baptiste Juvénal et sur les aptitudes similaires qui caractérisaient Hercule. A la fin du mois d’octobre, Jean-Baptiste Juvénal devint capitaine. Survenue tardivement, cette promotion récompensait enfin cet officier à sa juste valeur.

(A suivre …)


Vifs remerciements à Marc Morillon, qui a réalisé tout spécialement une série d’infographies pour illustrer cet article. 

Notes.

(1) Minute manuscrite du général Guillaume de Latrille de Lorencez adressée au major-général Berthier, 23 novembre 1812. Lot 39, vente « L’Empire à Fontainebleau », SVV Osenat, 05.07.2015.

(2) Boudon, Jacques-Olivier, Napoléon et la campagne de Russie 1812, 2012.

(3) Un descendant direct du général nous a ainsi transmis un portrait inédit du général, représenté comme aide de camp de Napoléon.

(4) Archives Départementales du Nord, 5 Mi 023 R017 (Marchiennes – Baptêmes, Mariages et Sépultures, 1770-1793). Acte de naissance de Jean-Baptiste Juvénal Corbineau, 1er août 1776.

(5) Une administration des haras uniques au monde.

(6) Document cité in Pattyn, Jean-Jacques, « Les 3 frères Corbineau au 5e régiment de chasseurs à cheval (1802-1804) : Quelques notes biographiques sur la famille Corbineau », Carnet de la Sabretache, 76, 1985.

(7) Service Historique de la Défense (Vincennes), dossier administratif de Jean Baptiste-Juvénal Corbineau. Mémoire pour la nomination de Corbineau comme sous-lieutenant au 18e régiment de cavalerie, 11 octobre 1792.

(8) Ibid.

(9) Service Historique de la Défense (Vincennes), op.cit. Lettre du capitaine Augier, commandant l’escadron du 18e régiment de cavalerie, au ministre de la Guerre, 4 novembre 1792.

(10) Service Historique de la Défense (Vincennes), op.cit. Proposition de nomination comme capitaine au 5e régiment de hussards, 25 nivôse an VIII.

(11) Biographie universelle, ancienne et moderne, Supplément (Chi-Cz), 1836. Notice consacrée à Jean-Baptiste Juvénal Corbineau.

(12) Service Historique de la Défense (Vincennes), op.cit. Lettre de Corbineau au général D’Harville, 4 décembre 1792. Cette lettre invite à penser que Corbineau fut quelques semaines/mois aide-de-camp du général d’Harville. Si ses Etats de Services sont muets sur ce point, l’hypothèse reste crédible, d’autant que son frère Constant fut aide-de-camp de ce même général.

(13) Service Historique de la Défense (Vincennes), op.cit. Lettre de Constant Corbineau, chef de brigade au 5e régiment de chasseurs à cheval, au ministre de la Guerre Berthier, 24 fructidor an IX.

(14) Calvet, Stéphane, Cambronne : La légende de Waterloo, 2016.


Bibliographie/Sitographie.

  • Pièces conservées aux archives municipales de Marchiennes, aux archives départementales de Lille et au Service Historique de la Défense de Vincennes.
  • Diverses notices de dictionnaires biographiques.
  • Etat militaire de la France, 1793.
  • Berjaud, Frédéric, Le 5e régiment de hussards, 1793-1815.
  • Calvet, Stéphane, Cambronne : La légende de Waterloo, 2016.
  • Gaillot, Christian, Itinéraire d’un général de cavalerie sous l’Empire : Le comte Juvénal Corbineau (1776-1848), auto-édition, 1998.
  • Lemoine-Bouchard, Nathalie, « Un ensemble de miniatures de la famille Corbineau ».
  • Pattyn, Jean-Jacques, « Les 3 frères Corbineau au 5e régiment de chasseurs à cheval (1802-1804) : Quelques notes biographiques sur la famille Corbineau », Carnet de la Sabretache, 76, 1985.
  • Wissocq, François de, Trois soldats : Constant, Juvénal et Hercule Corbineau, 1904.

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