L’animal dans l’oeuvre de Louis-Léopold Boilly – Partie 1 : Du boudoir au boulevard

Artiste novateur au style minutieux », « portraitiste talentueux », « caricaturiste inspiré et incisif », « maître du trompe-l’œil », « précurseur de la lithographie » : critiques et historiens de l’art ne tarissent guère d’éloges sur l’œuvre de Louis-Léopold Boilly (1761-1845). Longtemps cantonné au rang de « petit maître », le natif de La Bassée est aujourd’hui perçu comme l’un des artistes français les plus originaux  des 18e et 19e siècles, comme un peintre inclassable d’une foisonnante diversité, auteur de 2000 peintures, dessins et estampes ainsi que de « petits portraits » sans nombre. Comme en témoigne sa cote au beau fixe en salle des ventes, son œuvre, relativement peu connue en France, suscite pourtant l’engouement des collectionneurs étrangers. Les musées l’ont d’ailleurs réhabilité. Ainsi, à l’hiver 2011, le musée des Beaux-Arts de Lille lui consacre une rétrospective, la première depuis 1930. Rassemblant près de 190 œuvres issues notamment d’une vingtaine de musées internationaux, celle-ci s’articule en 7 sections dédiées alternativement à la technique picturale de Boilly ou à de grandes étapes de sa carrière. Puis, au printemps 2019, c’est au tour des Londoniens de re/découvrir le peintre nordiste. La prestigieuse National Gallery expose à cette occasion 20 « scènes de la vie parisienne » jamais cataloguées ni photographiées, en provenance d’une collection privée. Enfin, à la fin de cette même année, les historiens de l’art Etienne Bréton et Pascal Zuber publient aux Editions Arthena leur « grand œuvre », fruit de 3 décennies de recherches : une volumineuse monographie en deux volumes, composée d’un catalogue raisonné et d’une suite de 7 essais thématiques.

« Boilly, peintre de l’animal ? » : tel aurait pu s’intituler un huitième essai. Sans qu’il en soit un spécialiste, l’animal occupe de fait une place prépondérante dans son oeuvre. « Chroniqueur de son temps », Boilly est un esprit curieux dont les toiles saisissent une société en mouvement au sein de laquelle s’esquisse un nouveau rapport entre l’Homme et l’animal. Pour preuve, les études de ce peintre méticuleux dénotent le soin apporté à la représentation des bêtes. De même, les innombrables animaux apprivoisés immortalisés sur ses compositions s’avèrent d’une densité et d’une netteté incontestables, loin de la tonalité mièvre qui caractérise généralement telles représentations. S’il porte un regard tendre sur la société de son temps, Boilly ne verse pas pour autant dans la sensiblerie. Surtout, la bête ne constitue guère un élément secondaire, associé au décor. Au contraire, le peintre la conçoit comme un personnage à part entière, apte à préciser le sens d’un tableau, voire en expliciter – non sans humour – son message

A ce stade, il est bien difficile d’ignorer la séduction exercée par les animal studies, qui ont mis en exergue la place structurante des animaux dans les sociétés européennes des 18e et 19e siècles. Omniprésentes sur le territoire, les bêtes tiennent alors une place de choix dans la vie économique et sociale des sociétés rurales et urbaines, mais également dans les esprits, puisqu’un discours affectif et politique se constitue à leur endroit. Cette donne, l’historien Pierre Serna la synthétise en assurant qu’« à la veille de la Révolution industrielle, au sortir des anciens régimes, dans cette immense transition révolutionnaire, dans cette mutation du monde que constituent les décennies 1750-1830, jamais peut-être, dans l’histoire de la modernité et de l’ère contemporaine, l’histoire des Hommes n’a autant été mêlée à celle des animaux (…). Qu’auraient été [les Hommes] sans leurs compagnons de guerre, sans leurs moteurs de l’économie, sans leurs nourritures, sans leurs moyens de transport, sans leur imaginaire, sans leurs sources de richesses ? ». A cette présence des animaux voici deux siècles, répond paradoxalement leur absence dans les livres d’histoire jusqu’à il y a peu encore. Depuis une quinzaine d’années, ces « invisibles, ces jamais-vus, ces jamais-pris de l’historien » motivent toutefois un réel intérêt et sont étudiés en tant que produits commerciaux, marques de distinction sociale ou symboles politiques. C’est au prisme de ce renouvellement historiographique que l’œuvre pléthorique de Louis-Léopold Boilly peut donc être appréhendée.

Familiers du foyer.

Au lendemain des bouleversements révolutionnaires, la bourgeoisie ne cesse de consolider ses positions sociales et d’imposer progressivement ses valeurs, au nombre desquelles le culte voué au chez-soi, envisagé telle une aire d’épanouissement individualisé et privatisé. Aussi, la sphère privée – l’intérieur domestique – se trouve-t-elle de plus en plus séparée de l’espace public – le cadre extérieur urbain. Dans ce contexte, pour rendre compte de l’intime, l’animal de compagnie est particulièrement intéressant : l’augmentation numérique de ses effectifs accompagne le développement de la bourgeoisie. Animal de la maison, il se distingue surtout des animaux de la ville, du troupeau urbain. De fait, vivant avec ses propriétaires dans une étroite intimité physique et affective – propice à un attachement mutuel –, sa condition au sein du foyer s’en trouve accrue. A la charnière du « siècle des Lumières » et du 19e siècle, Louis-Léopold Boilly, observateur attentif des mœurs bourgeoises, témoigne de l’indéniable familiarité avec les Hommes des chiens, si fréquents sur ses tableaux, mais aussi des chats, au demeurant moins nombreux. « Meilleurs amis de l’Homme » selon l’aphorisme consacré, les chiens sont présents dans toutes les circonstances du quotidien des familles.

En premier lieu, le chien est volontiers associé aux scènes valorisant l’harmonie domestique ou les banalités du quotidien. Les époux heureux – un dessin daté 1807 – et La tendresse conjugale – une huile sur toile vraisemblablement réalisée entre 1807 et 1810 – ont ainsi pour point commun de dépeindre avec une sensibilité aiguë un chien se tenant auprès d’un jeune couple en attente d’un heureux événement, thème d’ailleurs rarement abordé par les peintres français des 18e et 19e siècles. Notons cependant que, sur le dessin, figure – aux pieds de l’épouse enceinte – un second chien que Boilly s’est visiblement évertué à effacer sur l’huile. Dès lors, quel sens attribuer à ce revirement ? Les deux chiens du dessin primitif répondaient-ils à une logique genrée que l’artiste aurait, somme toute, jugée peu pertinente ? Dans La première dent – une œuvre au cadrage resserré restituant un événement trivial –, l’animal observe cette fois une nourrice attendrie, tenant dans ses bras un nourrisson.

En outre, les chiens assistent aux moments de détente et de loisirs de leurs maîtres. Théorisée par Manoury en 1770, la version parisienne du jeu de dames est assidûment pratiquée par la bourgeoisie surtout au sein du cercle familial. De manière symptomatique, Boilly y consacre plusieurs dessins préparatoires et au moins deux œuvres que seuls de menus détails différencient. Sur l’œuvre finale, chien et chat, les maîtres absorbés dans leur partie, se poursuivent sous la table, rejouant là une opposition devenue proverbiale. En 1803, Boilly reçoit commande d’un Portrait du manufacturier Christophe-Philippe Oberkampf et de sa famille. Fidèle à une méthode éprouvée, l’artiste, avant de composer l’œuvre finale destinée à l’un de ses tout meilleurs clients, multiplie les dessins préparatoires – études de détail ou d’ensemble – à la plume ou au lavis. Véritable « célébration de l’harmonie et de la réussite » de cette famille protestante, la composition aboutie en offre au regard les membres, dans un cadre champêtre qui surplombe la manufacture créée par le patriarche. Ce dernier se fait d’ailleurs présenter, par un jeune ouvrier, une des fameuses toiles de Jouy dont la renommée lui échoit, grâce à la modernisation de la production. A l’extrême-droite de l’œuvre, se tient son fils aîné Alphonse, qui prend les rênes de la manufacture en 1815. Boilly le représente caressant son chien, soulignant ainsi le caractère affirmé, mais aussi accessible et rassurant du jeune homme. A ce propos, une comparaison attentive des études et de l’œuvre finalisée démontre les évolutions qu’a connues la représentation de l’animal au cours du processus créatif.

Enfin, le chien a vocation à surveiller et à protéger le foyer. Cette mission est mise en évidence par la vaste série des Scènes de voleurs. Si elles peuvent aujourd’hui faire sourire tant en raison de l’outrance d’un épisode a priori exagéré que de la « trogne » des malfaiteurs – reflétant davantage leur bêtise que leur cruauté –, ces compositions réalisées entre 1804 et 1830 restituent deux réalités concomitantes. Non seulement elles révèlent les inquiétudes des contemporains quant à l’insécurité, mais encore elles valorisent l’action de voisins vigilants face à la criminalité. Guidés par les notables qui les encadrent, ces derniers neutralisent en effet les 3 voleurs par des gestes sûrs. L’un est saisi au collet, le second se trouve sous la menace d’un pistolet, tandis que le troisième est tenu en respect par un chien aux babines retroussées. Figure ambiguë que celle du canidé. Si, en fidèle allié de l’ordre, il forme l’adjuvant des voisins, sa férocité – sinon sa bestialité – n’en demeure pas moins soulignée. Aussi forme-t-il l’antithèse d’un des voisins qui, loin de donner libre cours à une rage justicière, retient au contraire la bête et évite ainsi au voleur d’être plus violemment malmené encore.

Si les chiens tiennent la vedette dans les scènes intimistes chez Boilly, les chats, eux, y semblent en retrait. Moins souvent présents, ils semblent de plus affecter une « proximité distante » vis-à-vis des membres du foyer. Ainsi, le chat figuré dans le coin inférieur droit de la toile Famille dans un intérieur se tient à distance respectable des autres protagonistes qu’il a l’air de jauger. Telle représentation est-elle un clin d’œil malicieux de la part de Boilly ? Sans doute ce dernier est-il au fait de la pensée et des écrits des Lumières, généreusement mâtinés de poncifs hostiles au félin. Dépeindre le chat selon les codes attendus n’équivaut-il pas, sous son pinceau, à subvertir ceux-ci ?

Chiens de salon pour femmes sensibles ?

Les femmes sont les principales actrices de la révolution de l’espace privé et de l’intimité domestique qui se construisent et s’affirment autour d’elles. Au 18e siècle, les sources picturales emboîtent le pas aux sources littéraires – largement masculines – pour mettre en exergue la relation que les femmes, perçues comme essentiellement plus sensibles, entretiennent avec les animaux du foyer, à bien des égards compagnons de leur solitude. Aussi, Boilly associe-t-il couramment aux femmes des chiens de salon, animaux d’agrément dénués de fonction matérielle mais néanmoins accessoires indispensables des chambres féminines. Chers au cœur de leurs propriétaires, ils en attestent de surcroît la condition sociale de personnes de qualité souhaitant être perçues de la sorte. Ces animaux de petite taille – tels les chiens lions – apparaissent dans des poses canoniques : aux pieds de leur maîtresse – comme dans La jeune mère ou La leçon de dessin – ou collés au corps de celle-ci, au contact de ce qu’il y a de plus intime, les vêtements féminins. Achevé à une date indéterminée entre 1800 et 1810, Le repos durant la leçon de musique dévoile un chien au comportement intrusif. En effet, l’animal a probablement sauté du tabouret sur les cuisses de sa maîtresse, forçant cette dernière à délaisser piano et partitions. Enfin, l’animal est fréquemment assis sur un siège, tout à la fois symbole du confort, de la discussion de salon ou des temps de repos et de loisirs. Telles figurations s’observent sur L’amant constant – commandé en 1791 par son mécène, l’aristocrate avignonnais Calvet de Lapalun, achevé l’année suivante et aujourd’hui perdu – ou encore sur La leçon de musique, un dessin datant des années 1805-1807.

Compagnons des enfants, pour le meilleur et pour le pire.

Les scènes familiales sont au nombre des sujets de prédilection de Boilly, qui puise sans peine son inspiration au sein de sa nombreuse progéniture. Excellent dessinateur, il n’hésite pas à placer des enfants aux côtés d’animaux familiers : un chien, un chat ou encore des oiseaux. Sur une huile sur toile au titre sans équivoque de Ça ira l’œuvre est achevée en 1789 ! on note ainsi la présence d’un félin mais également d’une tourterelle et d’un passereau. Mais plus qu’une simple proximité, c’est assurément une véritable connivence qui s’instaure entre enfants et animaux domestiques dans des familles bourgeoises ou nobles resserrées, donc plus intimes. A cet égard, les scènes affichant des chiens complices quoique subissant les exigences enfantines rencontrent un vif succès.

Le meilleur exemple demeure probablement Mes petits soldats. Réalisée en 1804 – époque des projets de conquête de l’Angleterre et des « camps de Boulogne » – et exposée au Salon la même année, cette œuvre « très gaie et très ingénieuse » est si appréciée qu’elle est successivement déclinée en une peinture à l’imitation de l’estampe (en 1809) puis en une estampe gravée au pointillé et au burin par Jean-Marie Gudin (en mai 1810). Boilly a peint les trois fils de son second mariage dans un intérieur parisien. A droite, Julien – pourvu d’un tambour – dirige les opérations et corrige le port de tête de son frère cadet Alphonse, qui met un point d’honneur à se tenir aussi raide que possible. A leur gauche, Edouard – un rien admiratif – observe la scène. Debout sur son arrière-train, le chien de la famille, muni d’un bâton en guise de fusil, prend part à l’action. En 1810, un critique du Journal de Paris imagine « ce pauvre chien, dont la bonne figure annonce une extrême docilité (…) se maintenir gravement sur la ligne en écoutant gravement le commandement ». Scène « piquante » et assurément comique pour les contemporains du natif de La Bassée, cette composition incite plutôt aujourd’hui à une réflexion sur les concepts de soumission et domestication. Au 18e siècle, au prix de manœuvres maintes fois répétées, les fantassins deviennent des mécaniques, des machines et se voient de fait réduits au rang d’automates. Or, pour accepter telle condition de toute évidence insupportable, le soldat doit malgré tout y trouver son compte, qu’il s’agisse d’une coquette prime d’engagement ou – le plus souvent – d’un uniforme pimpant. De là le lien avec la condition animale : l’animal familier peut être appréhendé tel un animal dominé et dressé par l’Homme. Or, longtemps appréhendée comme un assujettissement des animaux par la force, la domestication ne peut leur être imposée par les Hommes sans une certaine acceptation de leur part. Autrement dit, pour que la domestication fonctionne, l’animal doit y entrevoir un quelconque intérêt. Quel est donc alors celui du « pauvre » chien de la famille Boilly ?

A Mes petits soldats répondent ainsi Les petites coquettes ; Boilly affectionne en effet la production de peintures en pendants. Si la toile semble aujourd’hui avoir disparu, la gravure a par contre été publiée en mai 1810. Cette fois, un bichon s’y retrouve affublé d’une capote de demoiselle. Il faut ensuite attendre la Restauration bourbonienne pour que le thème du chien en bonnet soit revisité par l’artiste nordiste, sur une lithographie intitulée Le bonnet de la grand-mère. Loin d’être anodine, cette façon d’habiller les animaux rappelle au contraire que leur entrée dans l’intimité familiale passe par une humanisation et par une présentation selon des normes jugées convenables. Telle pratique dénote par ailleurs l’ambivalence du statut accordé aux animaux familiers : envisagés tels de petits jouets, ils sont également des sortes d’enfants.

Parfois excessive car étouffante – comme le rappelle stricto sensu la lithographie L’enfance –, la sollicitude des enfants à l’égard des animaux n’en est pas moins constante. Exemple éloquent que cette toile de 1807, La vaccine ou le préjugé vaincu, véritable sujet d’actualité s’il en est. Au centre d’une chambre à coucher, un vieux docteur inocule le vaccin antivariolique à un jeune enfant tenu par sa mère. Autour d’eux se presse le reste de la maisonnée : le père de famille, la fratrie mais aussi la servante. Soucieux de traduire au plus près les expressions – quitte à les exacerber –, ce sont des réactions tout à la fois de peur, d’inquiétude ou de concentration que brosse le peintre nordiste. De fait, seul un nourrisson – naturellement inconscient des enjeux d’un acte médical que le régime impérial souhaite promouvoir – s’intéresse au chat de la maison. Au vrai, il est rare que l’animal de compagnie – principalement le chien – déroge à la figure du compagnon fidèle, du confident généreux, voire de l’ami. C’est pourtant le cas dans L’effroi, un dessin préparatoire de belle facture dépeignant l’attitude d’un enfant confronté à un singe, animal de compagnie certes prisé mais au statut ambigu. Il en va de même dans un dessin réalisé au lavis entre 1805 et 1807, La peur du chien. Là encore, l’artiste pose un regard amusé sur la réaction de l’enfant. A la fin des années 1780, peu après son installation à Paris, Boilly avait déjà traité dans un pendant ce sentiment. Dans le premier tableau, La crainte mal fondée, est illustré un épisode anodin de la vie quotidienne : une jeune fille rassurant son petit frère effrayé par le chien et en pleurs dans son berceau. Narrateur éloquent, Boilly suggère que l’animal a été excité contre le bambin par la sœur de ce dernier. Telle lecture de l’œuvre est au demeurant confirmée par le second tableau, La tourterelle chérie : pour se faire pardonner, la jeune fille se laisse bécoter les lèvres par l’oiseau sorti de sa cage.

Poser avec son animal, faire poser son animal.

L’œuvre de Boilly recèle une appréciable galerie de portraits avec des animaux. Autrefois réservés à la seule aristocratie, les portraits d’enfants enserrant leurs compagnons de vie connaissent en outre un franc succès durant les années 1790-1830, constat auquel les réalisations du peintre ne font guère exception. Surtout, cet état de fait amène à envisager l’existence de portraits d’animaux.

Au cours de sa longue et prolifique carrière, Boilly achève – aux dires de son fils Julien – près de 5000 « petits portraits » à l’huile, d’un format similaire (21.5×16.5 cm environ) et qu’il se targue de terminer dans un délai de 2 heures. Au sein cette production pléthorique, le peintre a représenté l’un de ses propres fils, Edouard (né en 1799) ou Alphonse (né en 1801). Probablement est-ce plutôt le cadet, si l’on en croit la forte ressemblance physique avec le portrait d’Alphonse dans Mes petits soldats. Pose à ses côtés un épagneul ressemblant, à maints égards, au chien figurant aux côtés de la fratrie Boilly sur l’œuvre précitée. En outre, Boilly a réalisé selon semblables modalités le portrait de Charles-Henri Ternaux-Compans ; né en avril 1807, le nourrisson est âgé d’un an lorsqu’il pose auprès de son chien.

Mentionnons également les portraits de 7 membres de la famille Arnault, dont le chef de famille – Antoine-Vincent – s’avère non seulement un poète réputé mais encore un ami, cousin par alliance et protecteur du peintre nordiste. Vers 1814-1815, l’artiste peint deux enfants de la famille, accompagnés de leur animal de compagnie : deux doubles portraits, sans conteste. La distribution des animaux s’opère selon le sexe des enfants : tandis qu’un magnifique chat roux est lové dans les bras de Louise-Gabrielle, deux chiens sont figurés aux côtés de Louis, son frère aîné. Quelque temps plus tôt, en 1812, Boilly a représenté La leçon de géographie que son ami Gaudry – par ailleurs fonctionnaire au ministère des Finances – prodigue à sa fille. Evoquant ce tableau résolument intime, l’historien de l’art Philippe Bordes y voit un double portrait. Mieux vaudrait faire état d’un triple portrait : car au duo formé par le père et sa fille, s’ajoute le chien qui – dans le coin inférieur droit du tableau – paraît fixer le spectateur. Dénommé Brusquet, l’animal est très apprécié dans la famille Gaudry. Selon la tradition familiale, ses aboiements répétés ont un jour permis de mettre en fuite des voleurs entrés par effraction au ministère des Finances.

Le facétieux Boilly se plaît pourtant à brouiller les pistes. Assurément réutilise-t-il – pour des motifs commerciaux – certaines figures, voire certaines parties de ses tableaux, pour créer de nouvelles compositions. Ainsi, sur le portrait d’Antoine-Thomas Laurent Goupil, la minutieuse représentation du lévrier blanc aux pieds du modèle laisse a priori supposer un portrait de l’animal. Or, ce dernier est repris sans la moindre modification dans L’atelier d’un sculpteur, œuvre présentée et récompensée d’une médaille d’or au Salon de 1804.

Dans d’autres cas – et c’est là une démarche plus rare –, Boilly copie l’œuvre d’un autre peintre avant de l’intégrer dans une ou plusieurs compositions de sa main. Vers 1805-1807, l’artiste campe ainsi Marie-Catherine Giroust et son frère Eugène dans un parc romantique dominé par un temple circulaire, conforme à celui de Tivoli. Dans cette nature recomposée, la jeune fille, assise aux pieds d’une statue, tient une couronne pour une certaine Louisa sans doute récemment disparue et dont le nom est gravé sur le tombeau à l’antique. A gauche des enfants, un lévrier, reproduit à l’identique sur La mère de famille (vers 1805-1807) puis sur Un jeu de billard (1807). Les esquisses peintes demeurent l’une des « marques de fabrique » de Boilly, dont la méticulosité confine parfois au perfectionnisme. De fait, les historiens de l’art Etienne Breton et Pascal Zuber avancent qu’une étude préparatoire a dû exister pour ce chien, de même que pour le lévrier blanc déjà évoqué. En réalité, l’artiste s’inspire d’une œuvre de François Desportes : soit d’une étude peinte et préparatoire à son tableau de réception à l’Académie de peinture, soit d’une autre étude dessinée pour les besoins de son Autoportrait en chasseur.

De même, entre 1800 et 1804, Boilly immortalise Camille de Richemont, mortellement blessée lors d’un accident de voiture survenu à Suresnes le 20 août 1804. L’enfant sert un carlin dans ses bras. On retrouve ce même animal – copié d’après un dessin de Greuze appartenant apparemment à la collection du peintre – sur L’entrée du Jardin turc. Tels exemples nuancent ainsi le postulat de départ : si la production de Boilly comporte effectivement des portraits d’animaux, ceux-ci apparaissent invariablement sur des œuvres figurant d’abord destinées des membres de sa famille ou à des proches. 

Avec Boilly, promeneur du boulevard.

De la fin du règne de Louis XVI jusqu’au début du règne de Louis-Philippe, Louis-Léopold Boilly est sans conteste l’un des principaux artistes illustrateurs de Paris. Toutefois, comme le remarque l’historienne de l’art Susan Siegfried, « les scènes qu’il représente ne donnent pas forcément une image exacte de la capitale, l’exactitude topographique n’étant pas ce dont il s’agissait. L’essentiel était l’expérience subjective ». Au vrai, l’atmosphère urbaine fascine ce peintre doué d’un sens aiguisé de l’observation et pour qui la vie quotidienne, l’agitation des boulevards et les spectacles des rues parisiennes forment l’essence d’une intarissable source d’inspiration. A bien des égards – essentiellement dans des scènes de boulevard résolument modernes – Boilly expérimente « une forme picturale qui privilégie le point de vue du piéton ». Adopter ce point de vue revient précisément à se confronter à une évidence : à la fin du 18e siècle comme au début du siècle suivant, Paris – et par extension la ville moderne – regorge d’animaux domestiques en tout genre. Hommes et bêtes s’y côtoient dans une promiscuité inévitable et problématique. Alors principale force motrice, les chevaux y occupent un rôle prépondérant, ce que plusieurs œuvres de Boilly – au premier rang desquelles L’arrivée d’une diligence dans la cour des Messageries – rappellent au demeurant.

Néanmoins, dans bien des compositions, le cheval n’est qu’un élément du décor de la vie urbaine, comme dans Les conscrits de 1807 passant devant la porte Saint-Denis, où l’animal n’est qu’entr’aperçu. Principalement évoqué par le cheminement de quelques voitures, il s’efface au profit du défilé des jeunes hommes en route pour les armées impériales. Par ailleurs, les scènes urbaines de l’artiste fourmillent de chiens : divaguant au sein des artères de la ville, tenus en laisse par leurs propriétaires ou attelés à de petites voitures, ils forment une constante de l’environnement animalier des rues. Enfin, Boilly ne manque jamais d’inclure dans ses œuvres divers animaux savants, objets d’exhibition dans de petits théâtres de rue ou dans des foires.

Le cheval, roi du pavé.

Animal choyé par la noblesse de l’« Ancien Régime », le cheval continue d’être perçu, durant la Révolution, tel un signe de distinction sociale et ce, en dépit de la nuit du 4 août 1789 marquant l’abolition des privilèges. A ce propos, l’historien Pierre Serna constate que « dans cette société nouvelle et prétendument régénérée, le plafond de verre est concrètement la hauteur de l’encolure que certains montent ou arborent et que d’autres regardent avec anxiété ». En somme, la frontière ne fait que se déplacer : elle tend alors à séparer la haute société du reste du monde, celui qui va à pied ou partage le sort miséreux des bêtes de somme.

Boilly illustre ce constat dans sa Marche incroyable peint sous la République directoriale. En effet, le phaéton d’un « nouveau riche » y domine a priori une foule hétéroclite où, en un véritable instantané de la société de l’époque, se côtoient militaires, marchands ambulants, petit peuple urbain, escrocs et mendiants. Plus encore, Boilly témoigne des dangers que font courir les chevaux dans le Paris de son temps car, dans des rues souvent dépourvues de trottoirs, ces animaux – et plus précisément leur course – frôlent les passants. De la sorte, ils sont source d’accidents pour leur conducteur – malheur à celui qui, dans La marche incroyable, doit s’accrocher pour ne pas être précipité dans le vide par son cheval emballé ! – mais également pour les piétons, comme le rappelle L’accident près de la porte Saint-Denis.

Tel maître, tel chien.

Les chiens, on le sait, sont omniprésents dans les scènes urbaines de Boilly. Ils sont ainsi indissociables des lieux publics de convivialité, à l’instar des cabarets, des cafés et des salles de jeu. Les cabarets rassemblent pour leur part le petit peuple des villes, population très mêlée, le plus souvent caractérisée tant par sa pauvreté que par son penchant pour la boisson. Quant aux cafés, ils sont fréquentés par une clientèle exclusivement masculine et bourgeoise, tandis que les salles de jeu tolèrent la présence féminine. Les représentations qu’en offre le peintre tendent à fondre l’animal dans le décor.

Ainsi, le chien se trouve-t-il relégué sous la table, échappant au regard des joueurs comme des enfants peuplant les cabarets. Dans les salles de jeu, il est confié aux bons soins des petits, également ses compagnons de jeu dans l’intimité des foyers bourgeois. Enfin, dans les cafés, l’animal occupe une place ambivalente : certes laissé à l’écart des discussions de l’assemblée, le voici cependant confortablement installé sur un tabouret, témoignage de la condition de son maître.

De fait, dans l’espace public, le canidé révèle la condition sociale de son propriétaire. A l’instar du volumineux manchon, les bichons sont ainsi conçus tels des accessoires indispensables à l’élégante à la mode – peut-être l’épouse du peintre lui-même – s’apprêtant à déambuler sur les boulevards parisiens. Dans L’averse, une famille bourgeoise recourt aux services d’un passeur lui proposant de franchir sur une planche le caniveau central d’une rue promptement transformée en bourbier par la pluie. Se détache plus particulièrement, sur le fond vert d’un grand parapluie, la jeune mère de famille, mise soignée et vêtements élégants, relevant délicatement sa robe d’une main et serrant de l’autre son petit chien, afin de lui maintenir les pattes au sec.

Avec laisse et collier.

Par ailleurs, si les 18e et 19e siècles contribuent à une domestication et une familiarisation renforcées des animaux, ils en organisent conjointement leur contrôle. A cet égard, les œuvres de Boilly reflètent la généralisation de mesures dictées, dès le siècle des Lumières, par les élites sociales pour contraindre les propriétaires à employer des instruments assujettissant davantage leurs chiens : le collier et la laisse, en particulier.

Telles dispositions s’observent notamment sur L’averse – un jeune garçon y tient en laisse un chien portant collier –, Les conscrits de 1807 défilant devant la porte Saint-Denis et Le pauvre chat. Grâce à la laisse, symbole d’appartenance à un maître responsable, le chien s’avère mieux dressé et toujours plus contrôlé. Plus encore, cette obligation de le garder en laisse participe d’une volonté bien réelle des pouvoirs publics de définir des espaces dans lesquels chacun se doit d’évoluer sans porter préjudice à autrui, dans une ville envisagée comme un environnement sûr, sain et tranquille. Surtout, laisse et collier participent à la délimitation d’une frontière plus nette entre des chiens de plus en plus attachés à leur maître – et ce, dans tous les sens du terme ! – et la foule des animaux errants au statut vague et perçus comme des indésirables.

Cette démarcation est clairement perceptible sur L’arrivée d’une diligence dans la cour des Messageries. Sur cette scène de genre illustrant un épisode de la vie quotidienne urbaine, figurent – harmonieusement répartis – de nombreux personnages aux conditions sociales différentes : simples soldats, officiers, bourgeois, commissionnaires ou encore mendiants. Les chiens – et leurs comportements respectifs – font précisément écho aux statuts éminemment variés des individus représentés. Tandis qu’un bichon demeure lové dans les bras de sa propriétaire – une femme âgée dont les commissionnaires déchargent les paquets –, un autre fait fête à son maître, un bourgeois aux traits de Guillon-Lethière, un peintre ami de Boilly. Simultanément, un chien errant rôde autour d’un commissionnaire affairé à descendre les effets d’un officier. Plus à droite, deux autres bêtes se battent à distance d’animaux de la basse-cour sans pour autant éveiller l’attention d’élégants absorbés par leur conversation.

Le chien, ce vagabond.

Au vrai, les chiens errants sont légion sur les grandes scènes urbaines de Boilly. On les repère ainsi, divaguant sur les grandes artères de la capitale, tant sur Les conscrits de 1807 devant la porte Saint-Denis que sur Une scène de carnaval, achevée près de 25 ans plus tard, au commencement du règne de Louis-Philippe. Figure du vagabond, le chien apparaît comme l’emblème animal de la marginalité. Observateur avisé des petits métiers de la rue parisienne et rapporteur bienveillant des franges les plus pauvres du monde urbain, Boilly a ainsi plusieurs fois représenté selon des techniques différentes – peinture, dessin au lavis, estampe – l’animal aux mains d’un tondeur. « Le plus grand nombre de ces tondeurs habite les endroits les plus passagers, comme les trottoirs ou les ponts, et ont des enseignes où sont leurs noms et leurs demeures. Non seulement ils tondent ces animaux sur les places qu’ils occupent ; ils vont encore dans les maisons quand on le juge à propos. Avant de commencer leur opération, ils lient ensemble les quatre pattes du chien qu’ils doivent tondre, afin qu’il ne puisse pas se mouvoir sous le coup des ciseaux et se faire couper », détaille la nouvelle édition du Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers, parue en 1801. Ajoutons que ces individus s’adonnent ponctuellement au commerce – sinon au trafic – des canidés. Boilly en propose une représentation fidèle, où l’aspect famélique du tondeur, comme l’orthographe défaillante de la pancarte (« Jean ton le chien et sa fame proprement – Va-t-en vil ») ou encore la façon peu orthodoxe de maîtriser la bête, sonnent juste et plaident en faveur de l’objectivité du peintre.


A Madi le Chat.

Note : Les oeuvres dont les titres apparaissent en gras sont reproduites dans l’article.

Bibliographie.

  • Baldin, Damin, Histoire des animaux domestiques (XIXe-XXe siècles), 2014.
  • Baratay, Eric, Et l’Homme créa l’animal : Histoire d’une condition, 2003.
  • Baratay, Eric, Le point de vue animal : Une autre version de l’Histoire, 2012.
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  • Mellah, Mallik, « Baquets, salons et écuries : Du compagnon animal en révolution », Annales Historiques de la Révolution Française, 3, 2014.
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  • Riguelle, William, « Le chien dans la rue aux XVIIe et XVIIIe siècles : Le cas des villes du sud de la Belgique », Histoire urbaine, 3, 2016.
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  • Serna, Pierre, Comme des bêtes : Histoire de l’animal en Révolution (1750-1840), 2017.
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