
Artiste novateur au style minutieux », « portraitiste talentueux », « caricaturiste inspiré et incisif », « maître du trompe-l’œil », « précurseur de la lithographie » : critiques et historiens de l’art ne tarissent guère d’éloges sur l’œuvre de Louis-Léopold Boilly (1761-1845). Longtemps cantonné au rang de « petit maître », le natif de La Bassée est aujourd’hui perçu comme l’un des artistes français les plus originaux des 18e et 19e siècles, comme un peintre inclassable d’une foisonnante diversité, auteur de 2000 peintures, dessins et estampes ainsi que de « petits portraits » sans nombre. Comme en témoigne sa cote au beau fixe en salle des ventes, son œuvre, relativement peu connue en France, suscite pourtant l’engouement des collectionneurs étrangers. Les musées l’ont d’ailleurs réhabilité. Ainsi, à l’hiver 2011, le musée des Beaux-Arts de Lille lui consacre une rétrospective, la première depuis 1930. Rassemblant près de 190 œuvres issues notamment d’une vingtaine de musées internationaux, celle-ci s’articule en 7 sections dédiées alternativement à la technique picturale de Boilly ou à de grandes étapes de sa carrière. Puis, au printemps 2019, c’est au tour des Londoniens de re/découvrir le peintre nordiste. La prestigieuse National Gallery expose à cette occasion 20 « scènes de la vie parisienne » jamais cataloguées ni photographiées, en provenance d’une collection privée. Enfin, à la fin de cette même année, les historiens de l’art Etienne Bréton et Pascal Zuber publient aux Editions Arthena leur « grand œuvre », fruit de 3 décennies de recherches : une volumineuse monographie en deux volumes, composée d’un catalogue raisonné et d’une suite de 7 essais thématiques.

« Boilly, peintre de l’animal ? » : tel aurait pu s’intituler un huitième essai. Sans qu’il en soit un spécialiste, l’animal occupe de fait une place prépondérante dans son oeuvre. « Chroniqueur de son temps », Boilly est un esprit curieux dont les toiles saisissent une société en mouvement au sein de laquelle s’esquisse un nouveau rapport entre l’Homme et l’animal. Pour preuve, les études de ce peintre méticuleux dénotent le soin apporté à la représentation des bêtes. De même, les innombrables animaux apprivoisés immortalisés sur ses compositions s’avèrent d’une densité et d’une netteté incontestables, loin de la tonalité mièvre qui caractérise généralement telles représentations. S’il porte un regard tendre sur la société de son temps, Boilly ne verse pas pour autant dans la sensiblerie. Surtout, la bête ne constitue guère un élément secondaire, associé au décor. Au contraire, le peintre la conçoit comme un personnage à part entière, apte à préciser le sens d’un tableau, voire en expliciter – non sans humour – son message
A ce stade, il est bien difficile d’ignorer la séduction exercée par les animal studies, qui ont mis en exergue la place structurante des animaux dans les sociétés européennes des 18e et 19e siècles. Omniprésentes sur le territoire, les bêtes tiennent alors une place de choix dans la vie économique et sociale des sociétés rurales et urbaines, mais également dans les esprits, puisqu’un discours affectif et politique se constitue à leur endroit. Cette donne, l’historien Pierre Serna la synthétise en assurant qu’« à la veille de la Révolution industrielle, au sortir des anciens régimes, dans cette immense transition révolutionnaire, dans cette mutation du monde que constituent les décennies 1750-1830, jamais peut-être, dans l’histoire de la modernité et de l’ère contemporaine, l’histoire des Hommes n’a autant été mêlée à celle des animaux (…). Qu’auraient été [les Hommes] sans leurs compagnons de guerre, sans leurs moteurs de l’économie, sans leurs nourritures, sans leurs moyens de transport, sans leur imaginaire, sans leurs sources de richesses ? ». A cette présence des animaux voici deux siècles, répond paradoxalement leur absence dans les livres d’histoire jusqu’à il y a peu encore. Depuis une quinzaine d’années, ces « invisibles, ces jamais-vus, ces jamais-pris de l’historien » motivent toutefois un réel intérêt et sont étudiés en tant que produits commerciaux, marques de distinction sociale ou symboles politiques. C’est au prisme de ce renouvellement historiographique que l’œuvre pléthorique de Louis-Léopold Boilly peut donc être appréhendée.
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